Dans les manchettes | BNA Bloomberg | David Hogan et Andre Oliveira | Procès Cameco : les remarques préliminaires sur cette cause de 2,2 G$ soulèvent des questions fondamentales qui pourraient transformer les prix de transfert
Par David Hogan et Andre Oliveira
Le procès en litige en matière de prix de transfert qui oppose Cameco Corporation et l’Agence du revenu du Canada s’est ouvert au début du mois d’octobre. L’enjeu central est de déterminer si la filiale suisse utilisée par la société mère canadienne comme intermédiaire pour vendre de l’uranium contribue de manière significative aux ventes ou si elle sert tout simplement de société-écran à Cameco pour lui permettre de faire des profits à l’extérieur du pays. Dans l’article ci-dessous, les auteurs étudient les remarques préliminaires des parties afin de faire ressortir les incidences potentielles de cette cause sur les prix de transfert au Canada et à l’échelle internationale.
En octobre, les remarques préliminaires dans le procès de 2,2 G$ de Cameco en matière de prix de transfert ont attiré l’attention à l’échelle mondiale sur ce qui s’annonce, sans contredit, une cause historique, tant au Canada qu’à l’étranger.
Cameco Corporation (« Cameco ») et l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») ont des opinions contradictoires à l’égard de la pratique de la société qui consiste à vendre de l’uranium par l’intermédiaire de sa filiale suisse, Cameco Europe Ltd. (la « filiale suisse »). Bien que Cameco soutienne que les opérations étaient des ventes effectuées dans des conditions de pleine concurrence entre des parties liées, la Couronne croit plutôt que la filiale suisse n’effectuait rien de concret et n’était, en réalité, qu’un intermédiaire sur papier.
Le procès devant la Cour canadienne de l’impôt est un test pour l’application de la doctrine du « simulacre » et de la règle de reclassement à un degré sans précédent au Canada.
Bien que la cause soit techniquement un litige en matière de prix de transfert, la Couronne soutient essentiellement que malgré l’existence de contrats entre les entités canadienne et suisse, aucune opération entre apparentés n’a effectivement eu lieu.
De plus, cette cause est la première où la capacité du gouvernement à reclasser une opération est testée devant les tribunaux.
L’ARC soutient que la filiale suisse n’a jamais exercé des activités d’achat ou de vente d’uranium. Elle croit plutôt que Cameco s’est servie de sa filiale suisse pour éviter de payer le taux d’imposition plus élevé du Canada. Pour ces raisons, l’ARC tente de rapatrier au Canada environ 7 G$ CA (5,4 G$) en bénéfices étrangers pour les années d’imposition 2003 à 2015, ce qui occasionnerait un ajustement de revenu et une facture d’impôt estimative de plus de 2,2 G$ pour Cameco.
Les enjeux fondamentaux de cette cause se résument ainsi :
- l’utilisation, l’application et la validité des ententes juridiques intersociétés;
- le volume et l’étendue des activités réelles, afin de démontrer qu’elles ont effectivement eu lieu;
- la qualité et l’étendue de la preuve et de la documentation nécessaires pour prouver les fonctions, les risques pris en charge et les actifs dans chaque territoire;
- l’importance cruciale des analyses fonctionnelles;
- les seuils et les limites de l’application de la doctrine du « simulacre » et de la règle de reclassement;
- l’utilisation de la méthode du prix comparable de pleine concurrence et de la méthode du partage des bénéfices, dans le contexte des opérations relatives aux marchandises et des autres opérations.
Dans cet article, nous analysons les principaux éléments de la cause, en nous appuyant sur les remarques préliminaires prononcées à l’ouverture du procès par les avocats de Cameco et ceux de la Couronne.
Les faits
Cameco est l’un des principaux producteurs d’uranium à l’échelle mondiale. En 1999, la société a procédé à une restructuration qui a donné lieu à plusieurs ententes intersociétés et à la création de nouvelles entités au Luxembourg, en Suisse, aux États-Unis et à La Barbade. Elle a constitué la filiale suisse dans le but d’acquérir de l’uranium de la société mère canadienne et de vendeurs sans lien de dépendance, puis de le vendre à la filiale américaine aux fins de revente.
Cameco a classé sa filiale suisse comme un revendeur et sa filiale américaine, comme un distributeur et négociant, mais la Couronne conteste ces classements.
La Couronne est d’avis que ces nouvelles ententes intersociétés n’existent que sur papier. Selon elle, Cameco n’a transféré aucune activité liée à l’uranium en Suisse et, par conséquent, la filiale suisse n’a rien fait du tout ou à peine quelques formalités.
Les positions des parties
Cameco soutient que les activités de la filiale suisse consistaient à acheter et à vendre de l’uranium, comme en font foi les ententes intersociétés ainsi que ses opérations. De plus, Cameco affirme que les prix utilisés par la société mère canadienne pour vendre de l’uranium à la filiale suisse étaient établis dans des conditions de pleine concurrence tout comme les modalités de leurs ententes intersociétés.
Cameco déclare que la réorganisation de ses entités juridiques en 1999, qui a engendré les opérations commerciales en Suisse, visait à arriver à un résultat fiscal conforme aux modalités de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada (la « Loi ») portant sur les sociétés étrangères affiliées à des sociétés canadiennes et les pratiques internationales en matière de prix de transfert.
À l’opposé, la Couronne prétend que Cameco a grandement sous-évalué son revenu imposable au Canada, qui devrait faire l’objet d’une nouvelle cotisation compte tenu des éléments suivants :
- la doctrine du « simulacre », puisque la filiale suisse n’exerçait aucune activité et que toutes les ententes intersociétés ont été conçues de manière à tromper le Ministre en prétendant le contraire;
- la règle du reclassement en vertu des paragraphes 247(2)b) et d) de la Loi, qui permet d’effectuer un ajustement en vue d’exclure la filiale suisse des opérations lorsque sa participation n’a pas de motifs légitimes autres que fiscaux;
- les dispositions traditionnelles en matière de prix de transfert énoncées aux paragraphes 247(2)a) et c) de la Loi qui permettent d’ajuster les prix des opérations intersociétés, afin qu’ils reflètent la participation négligeable de la filiale suisse.
Jusqu’à maintenant, la stratégie de défense de Cameco consiste à tenter de limiter la cause à un examen du prix auquel la société mère canadienne a vendu l’uranium à sa filiale suisse, à savoir s’il était en deçà du prix ayant cours dans des conditions de pleine concurrence. Cameco soutient qu’il s’agit du seul enjeu réel de la cause.
À quel moment une réorganisation n’en est plus une?
La Couronne a déclaré d’emblée que les contribuables ont le droit de ne payer que le montant d’impôt exigé par la loi et qu’ils peuvent organiser leurs activités pour arriver à ce résultat. Toutefois, la Couronne a également soutenu que la restructuration réalisée par Cameco en 1999 n’a engendré aucun changement important dans les activités du groupe, à l’exception de certaines activités de vente et de commercialisation transférées de la société mère canadienne à la nouvelle filiale américaine. Le seul changement important était que les profits, auparavant générés au Canada, étaient désormais déclarés à l’étranger.
La Couronne prétend également que la structure, les ententes juridiques, les factures et les autres documents ne représentaient pas la réalité commerciale, puisque la documentation présentait de manière totalement inexacte les activités minimales de la filiale suisse.
Cameco a répondu en prétendant que la Couronne enfreint son droit juridique d’effectuer de la planification fiscale et d’organiser ses activités de manière à réduire son impôt payable.
La doctrine du « simulacre »
La Couronne affirme que pour appliquer la doctrine du « simulacre », la Cour doit conclure que les parties ont présenté une opération d’une manière différente de ce qu’elles connaissent de l’opération en question. La Couronne entend démontrer à la Cour que Cameco et sa filiale suisse ont préparé la documentation de manière à créer « l’illusion » que cette dernière exerçait des activités, alors que dans les faits, la société mère canadienne effectuait toutes les tâches et prenait toutes les décisions d’affaires cruciales.
La Couronne soutient que les sociétés ont intentionnellement tenté de faire croire au Ministre que la filiale suisse exerçait des activités d’achat et de vente d’uranium en vertu de plusieurs ententes, alors qu’elle n’y participait aucunement.
Cameco a répondu que la Cour devrait voir comme une tentative de distraction tout ce que prétend la Couronne qui n’est pas lié à la règle des conditions de concurrence normale lors de la vente et de l’établissement des prix de l’uranium. La société est d’avis que la Couronne n’a aucune preuve que la filiale suisse n’exerçait pas les activités d’achat et de vente d’uranium.
Si la Cour juge que la doctrine du « simulacre » s’applique, la filiale suisse sera retirée de l’équation sous prétexte qu’elle n’exerce pas les activités en question. Si un simulacre est décelé, le revenu de la filiale suisse tiré des activités commerciales serait assujetti à l’impôt sur le revenu du Canada.
Reclassement des opérations
En s’appuyant sur les dispositions de reclassement en matière de prix de transfert, la Couronne a déclaré que Cameco a conclu des opérations intersociétés qui étaient déraisonnables sur le plan commercial et visaient uniquement à réduire l’impôt payable au Canada. La Couronne a soumis l’argument que si Cameco exerçait dans des conditions de pleine concurrence, elle n’aurait pas conclu des ententes à prix fixe avec sa filiale suisse. Par conséquent, Cameco n’aurait pas comptabilisé des pertes d’exploitation relativement à la vente de la quasi-totalité de son uranium à sa filiale suisse.
Si la Cour arrive à la conclusion que Cameco n’a pas de motifs légitimes autres que fiscaux d’utiliser sa filiale suisse comme intermédiaire, le reclassement devrait être appliqué, argumente la Couronne. Elle est d’avis que la restructuration de 1999 était totalement motivée par des considérations fiscales et que les « prétendues » raisons commerciales de celle-ci ont été prétextées par la suite et n’étaient pas légitimes.
Prix de transfert selon la méthode du partage des bénéfices
Toutefois, selon la Couronne, si la Cour rejette les arguments relatifs au simulacre et au reclassement, elle devrait permettre un ajustement au prix de transfert selon la méthode du partage des bénéfices. Selon cette méthode, si Cameco exerçait toutes les activités et que la filiale ne se contentait que de signer la paperasse, la quasi-totalité des bénéfices en Suisse devrait être réattribuée à la société au Canada. La Couronne insiste sur le fait que la Cour doit examiner l’entente entre les entités dans son ensemble plutôt qu’uniquement les prix et les modalités données des ententes intersociétés.
Analyse des prix comparables de pleine concurrence
Cameco a répondu que les ententes intersociétés étaient similaires à au moins deux accords d’approvisionnement importants conclus par la filiale suisse avec des parties sans lien de dépendance. La méthode du prix comparable de pleine concurrence devrait être suivie, ce qui donnerait lieu à un ajustement minime ou nul.
La Couronne a soutenu les arguments suivants :
- Cameco a convenu de vendre la majorité de son uranium ne faisant pas l’objet d’un engagement à des prix trop bas pour couvrir ses frais d’exploration minière, inférieurs même à ses propres prévisions;
- Cameco a accordé à la filiale suisse des modalités qui étaient beaucoup plus favorables à cette dernière que celles que lui offraient des fournisseurs externes;
- Cameco s’est confinée dans ses ententes intersociétés sur une longue période, à des prix fixes et a prolongé les ententes malgré la conjoncture.
En outre, les deux accords d’approvisionnement que mentionne Cameco ont été négociés et garantis par Cameco puis transférés à la filiale suisse. Par conséquent, ils ne peuvent pas faire l’objet d’une comparaison adéquate.
Répartition des fonctions
La Couronne a fermement insisté pour que l’analyse des fonctions soit au centre du litige, de manière à cibler les fonctions de chaque partie et la rémunération dans des conditions de pleine concurrence pour chacune de ces fonctions. La Couronne a affirmé qu’elle cherchera principalement à savoir ce que la filiale suisse faisait et ce qu’elle ne faisait pas. La filiale n’avait qu’un seul employé, qui effectuait uniquement des tâches administratives minimales, a affirmé la Couronne. Elle ne négociait aucun contrat avec les fournisseurs ou les clients, elle ne repérait pas d’occasions d’affaires, elle ne choisissait pas les contrats et ne décidait ni les prix d’achat ou de vente, ni les volumes, ni les emplacements, ni à quel moment elle devait acheter ou vendre.
La Couronne a soutenu que Cameco s’occupait des fonctions les plus importantes, prenait les décisions stratégiques relatives au marché de l’uranium, notamment la négociation et la gestion des contrats, l’analyse des prix, la gestion des stocks, la livraison, les prévisions de l’offre, de la demande et des prix, de même que la modélisation de la situation globale de Cameco.
Cameco a répondu que sa filiale suisse exerçait des activités de négociation où elle achetait de l’uranium principalement auprès de Cameco et de tiers, qu’elle assumait les risques du marché, et qu’elle a enregistré des pertes lors de ses premiers exercices. Elle affirme que la filiale suisse a retenu les services de la société mère canadienne afin de la conseiller sur certains points, et que cela faisait tout simplement partie de ses activités.
Conclusion
Cette cause comporte de nombreux tenants et aboutissants, et deviendra sans contredit une source de référence cruciale pour tous ceux qui participent à la planification et à la mise en œuvre des prix de transfert, dont les propriétaires d’entreprise, les hauts dirigeants de multinationales ainsi que les conseillers.
Nous serons sans doute témoins de décisions et d’arguments importants durant cette cause en ce qui a trait à de nombreuses questions essentielles, notamment relativement à l’utilisation, à la mise en place et à l’application d’ententes juridiques, à l’importance d’une analyse juste et complète des fonctions, des risques et des actifs de toutes les parties d’une chaîne de valeur, à l’importance d’étayer les changements précédant et suivant une restructuration, à l’importance de conserver des preuves adéquates et des éléments probants de toutes les activités exécutées et des risques pris en charge de même qu’à l’utilisation de la méthode du prix comparable de pleine concurrence et de la méthode de partage des bénéfices pour justifier des ajustements de prix de transfert. Enfin, une telle cause pourrait fournir une jurisprudence clé et des indices importants en ce qui concerne les exigences relatives à l’application de la doctrine du « simulacre » et de la règle du reclassement dans le domaine des prix de transfert au Canada.
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