Propositions de RDEIF : une réduction importante des retenues d’intérêts
Par : Vincent de Angelis, CPA, associé, Richter; Jenna Schwartz, LL.B., B.C.L., vice-présidente, Richter; Anthony Arquin, associé, Davies et Marc André Gaudreau Duval, associé, Davies
Article paru initialement dans le magazine Espace Montréal, volume 31, #1, 2022.
Limites à la déductibilité des intérêts au Canada
L’immobilier est par nature une catégorie d’actifs ayant un degré accepté de levier financier. La gestion de ce levier, de l’acquisition initiale jusqu’au désinvestissement éventuel en passant par toute la période de détention, conditionne grandement la maximisation du rendement d’un investisseur. L’un des avantages de la dette liée à l’immobilier ou à toute catégorie d’actifs est la déductibilité des intérêts de l’impôt sur le revenu. Cette déductibilité permet des économies d’impôt en espèces et un meilleur rendement du capital investi. C’est-à-dire que chaque dollar déduit du revenu imposable permet à un contribuable de réaliser une économie.
Les dernières propositions fiscales de Finances Canada comportent des restrictions supplémentaires à la déductibilité des intérêts pour le calcul du revenu imposable, désignées comme « restriction des dépenses excessives d’intérêts et de financement » ou « RDEIF ».
Ces propositions découlent d’une initiative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE ») visant à limiter l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices des multinationales. Plus précisément, il s’agit de limiter le dépouillement des profits par des intérêts au sein de la communauté internationale. L’intention est de créer une plus grande équité dans l’imposition des profits à l’échelle mondiale et d’éliminer la possibilité d’affecter les profits à des territoires où l’impôt sur le revenu est faible ou nul.
En guise de contexte, les lois fiscales canadiennes comprennent actuellement d’autres restrictions sur la déductibilité des intérêts aux fins de l’impôt. Par exemple, dans un ensemble de dispositions connues sous le nom de « règles de capitalisation restreinte », les déductions d’intérêt sont refusées lorsqu’un contribuable emprunte auprès de certains intervenants étrangers liés et que son ratio dettes/capitaux propres excède 1,5/1. Tout montant d’intérêt supérieur à ce seuil peut être considéré comme un rapatriement de bénéfices aux actionnaires qui résident à l’extérieur du Canada et est donc considéré comme un « dividende réputé » assujetti à la retenue d’impôt canadienne.
Ces règles de capitalisation restreinte sous-entendent qu’il y a une tolérance inhérente à une proportion 60/40 de la dette par rapport aux capitaux propres dans la législation fiscale canadienne. L’un des objectifs de cet exemple de limitation de la déductibilité des intérêts consiste à protéger l’assiette fiscale des profits canadiens, en évitant une délocalisation totale ou quasi totale impunité en ce qui concerne l’impôt sur le revenu canadien. Autrement dit, l’absence de ces règles permettrait aux sociétés canadiennes une réduction des bénéfices par déduction des intérêts qui se traduirait par une économie d’impôt de 25 $ à 27 $ pour chaque tranche de 100 $ d’intérêts. Ces économies d’impôt sur les sociétés peuvent être réduites par une exigence de retenue d’impôt canadien sur le paiement des intérêts à l’intervenant étranger.
Il convient également de noter que le Canada a une vaste législation sur les prix de transfert qui, même lorsque le ratio de capitalisation restreinte est atteint, pourrait réduire les frais d’intérêt payés aux non-résidents qui dépassent un niveau raisonnable.
Qu’est-ce que la RDEIF?
Il s’agit d’un ensemble de règles qui s’appliqueront en plus des dispositions existantes sur la capitalisation restreinte et les prix de transfert. Ces règles ont été rédigées afin d’avoir une portée très large. Par conséquent, leur impact s’étendra bien au-delà des multinationales et du champ d’application des autres règles de limitation des intérêts. Dans les faits, les investisseurs immobiliers canadiens traditionnels seront probablement touchés, tout comme les versements d’intérêts faits à des tiers prêteurs traditionnels.
Elles s’appliqueront aux sociétés et aux fiducies. Lorsque des biens immobiliers sont détenus par l’entremise d’une société de personnes, la société ou la fiducie devra tenir compte des intérêts de la société de personnes et des autres dépenses de financement pour appliquer la RDEIF.
Compte tenu de la large portée de ces règles et de leur incidence sur les contribuables, Finances Canada a demandé et reçu des commentaires de parties prenantes partout au Canada, y compris le Comité mixte sur la fiscalité de l’Association du Barreau canadien et de Comptables professionnels agréés du Canada. De même, plusieurs organismes professionnels réagissent à mesure qu’apparaissent les répercussions de ces règles pour leurs propres intervenants. À la date de publication du présent article, Finances Canada a commencé l’examen de ces propositions et a l’intention d’apporter des modifications dans le but d’une application aux exercices commençant après le 1er janvier 2023. On espère que les révisions à la législation seront annoncées suffisamment à l’avance pour que les contribuables puissent s’y préparer adéquatement.
Les règles de la RDEIF proposent de restreindre la déductibilité des intérêts et autres coûts de financement au cours d’un exercice. En l’occurrence, les intérêts et les coûts de financement comprennent les intérêts sur la dette, l’amortissement des actifs capitalisés qui ont un lien raisonnable avec le paiement d’intérêts ou, au règlement d’une charge d’intérêts, les coûts de location et les coûts de financement des sociétés de personnes. Le régime limitera la déduction des intérêts à un pourcentage admissible du « revenu imposable rajusté », qui est comparable à la notion de bénéfices avant intérêts, impôt et amortissement (« BAIIA »). Le taux à appliquer s’élèvera à 40 % au cours de la première année de l’adoption de la loi (actuellement prévue en 2023), puis à 30 % pour les années subséquentes.
Ces règles doivent également tenir compte de l’incidence pour le contribuable qui détermine son revenu aux fins de l’impôt, mais aussi pour ceux qui font partie du même « groupe admissible ». Ce groupe inclut les sociétés liées entre elles. À titre d’exemple simple, on peut considérer que des sociétés ayant le même actionnaire ou le même actionnaire ultime sont liées. La définition traite également des relations comprenant des fiducies dans la structure de détention (situations courantes dans un contexte canadien). Comme on le verra ci-dessous, il est nécessaire d’examiner l’ensemble du « groupe admissible » pour déterminer si un contribuable est exempté des règles de RDEIF ou si certains choix peuvent être faits pour réduire l’impact de ces règles pour le groupe.
À titre d’exemple simplifié de l’application des dispositions proposées dans le cadre de la RDEIF, supposons qu’en 2020 un contribuable ait fait l’acquisition d’un immeuble et complété les rénovations. Le coût total aux fins de l’impôt était de 15 millions $. Le contribuable a financé 10 millions de dollars de ce coût à un taux d’intérêt de 5 %. La dépense d’intérêts réclamée en 2023 est de 500 000 $. L’amortissement réclamé en 2023 par le contribuable aux fins de l’impôt lié aux intérêts capitalisés dans le passé est 20 000 $. Le contribuable arrive à un solde nul dans la détermination de son revenu aux fins de l’impôt avant l’application des dispositions de la RDEIF. Après l’application de celles-ci, le revenu rajusté ou « BAIIA », passera à 520 000 $ (soit 500 000 $ d’intérêts, plus 20 000 $ d’amortissement fiscal). En appliquant les dispositions de la RDEIF et en supposant l’utilisation d’un ratio déterminé de 40 % (veuillez noter que ce ratio sera de 30 % pour les années ultérieures à 2023), le contribuable serait limité à une déduction des intérêts et des coûts de financement de 208 000 $, de sorte que son revenu imposable rajusté s’élèverait maintenant à 312 000 $ (soit 520 000 $ moins 208 000 $). Si, dans cet exemple, le taux d’imposition du contribuable s’élève à 25 %, l’impôt à payer est maintenant de 78 000 $, alors qu’il était nul avant l’application de ces dispositions. La déduction de 312 000 $ non réclamée peut, si elle est disponible, être utilisée par le contribuable à l’avenir pour une période allant jusqu’à 20 ans, mais seulement lorsqu’elle satisfait la limite de la RDEIF.
L’exemple ci-dessus se veut simpliste pour illustrer l’incidence des règles de la RDEIF, mais des définitions et considérations complexes doivent être examinées par le contribuable avec son conseiller avant d’en arriver au rajustement final en vertu de ces dispositions dans la déclaration annuelle. Par exemple, s’il y a plusieurs entreprises dans un groupe, il peut exister des scénarios où certaines entités peuvent avoir des intérêts excessifs et des dépenses de financement que d’autres n’ont pas. Par conséquent, une possibilité de transfert d’une capacité excédentaire à un autre membre au sein du groupe admissible de sociétés est prévue.
Comme souvent dans les groupes, il existe des ententes aux termes desquelles une société prête des fonds à une autre au sein du même groupe admissible. Les règles de la RDEIF tiennent compte de ce genre d’arrangements pour annuler effectivement l’impact des revenus et des dépenses d’intérêts intragroupes, à moins que ces revenus ne proviennent d’entreprises du groupe qui ne sont pas des entreprises canadiennes.
Dans certaines circonstances, le contribuable peut également opter pour un régime spécial de « ratio de groupe » qui lui donnerait le droit d’utiliser un ratio supérieur de déductibilité des intérêts. Ce ratio est basé sur les dépenses nettes d’intérêts envers des tiers versus le BAIIA aux livres du groupe consolidé. Sous ce régime, le montant d’intérêts déductibles est déterminé en fonction du groupe et est alloué entre ses différentes entités. Afin d’avoir droit d’utiliser ce régime spécial, certaines conditions doivent être remplies par le contribuable, incluant l’exigence d’avoir des états financiers consolidés vérifiés (ou des états financiers vérifiés dans le cas d’une entité qui ne fait pas partie d’un groupe consolidé). Ce choix est fait annuellement et doit être produit conjointement par tous les membres du groupe consolidé. Alors que l’application de ce régime vise à permettre à certains contribuables fortement endettés de déduire plus d’intérêts qu’ils le feraient avec le ratio fixe, s’il y a des différences significatives entre les valeurs fiscales et les valeurs comptables, l’utilisation des règles de ratio de groupe pourrait être désavantageuse. Il y a également plusieurs enjeux d’interprétation relativement à l’application de ces règles.
Les exceptions prévues à la RDEIF sont limitées
Comme il a été mentionné plus tôt, les dispositions de la RDEIF visent les multinationales qui utilisent les déductions d’intérêts excessives pour minimiser leur revenu aux fins de l’impôt. À ce titre, il existe des exceptions afin que certains contribuables soient exemptés si ceux-ci ET leur groupe d’entités admissibles (le « groupe ») remplissent plusieurs conditions. À la date de publication du présent article, ces exceptions s’appliquent à (i) une société privée sous contrôle canadien ayant moins de 15 millions $ de capital imposable employé au Canada ou (ii) un groupe dont le total des intérêts et des dépenses de financement ne dépasse pas 250 000 $.
Un contribuable sera également exempté des dispositions de la RDEIF s’il satisfait à toutes les sous-conditions suivantes : a) la totalité ou la quasi-totalité des activités du groupe sont exercées au Canada; b) le groupe ne détient pas d’actions d’une société étrangère affiliée; c) le groupe n’a pas d’actionnaires ou de bénéficiaires de fiducie qui sont des non-résidents désignés du Canada; d) la totalité ou la quasi-totalité des intérêts et des frais de financement du groupe sont versés ou payables à des investisseurs qui ne sont pas des « indifférents relativement à l’impôt ».
Les exceptions susmentionnées peuvent être considérées comme restreintes, au mieux. Par exemple, les conditions des exclusions se basent sur le groupe, en plus du contribuable, ce qui rend nécessaire d’examiner les intérêts et les frais de financement du groupe. Dans un contexte immobilier où l’effet de levier constitue un modèle généralement accepté, les seuils de 15 millions $ de capital ou de 250 000 $ de frais d’intérêt sont rapidement atteints, même par un petit portefeuille.
De plus, l’exemption restante concernant les entreprises « essentiellement » exploitées au Canada a des limites pratiques. Il n’est pas rare de diversifier des avoirs immobiliers en détenant des biens à l’étranger ou en ayant des sociétés étrangères qui investissent dans l’immobilier. Cela empêche de nombreux contribuables de bénéficier de cette exemption. De plus, un contribuable peut posséder des biens immobiliers exclusivement au Canada, sans propriété étrangère dans sa structure, et quand même entrer dans le champ d’application des dispositions s’il emprunte auprès d’un « investisseur indifférent relativement à l’impôt ». Un investisseur indifférent relativement à l’impôt englobe plusieurs prêteurs immobiliers communs, y compris des entités exonérées d’impôt. Ces limites sont exacerbées par le fait que ces critères s’appliquent au groupe plutôt qu’au contribuable concerné. Il n’est pas non plus clair si ces dispositions s’appliquent en présence d’un actionnaire non-résident dans une famille privée canadienne, alors qu’il n’y a pas de transfert de fonds à l’extérieur du Canada.
État actuel du projet de loi
L’échange entre Finances Canada et les parties prenantes canadiennes est en cours. Finances Canada a indiqué envisager l’élargissement de la portée de ses exceptions, en faisant passer la limite de capital pour les sociétés sous contrôle canadien de 15 à 50 millions $ et en augmentant la limite de 250 000 $ d’intérêts et de frais de financement, pour suivre les autres pays qui ont adopté des règles similaires pour participer à cette initiative de l’OCDE. Par exemple, il est entendu que certains pays européens utilisent un seuil de 2 à 3 millions d’euros d’intérêts et de charges de financement.
Pour votre entreprise
Vos actifs immobiliers pourraient être visés par ces propositions. Si ces règles s’appliquent à vous, la limite de déductibilité des intérêts aura un coût pour votre structure de capital, notamment à un moment où les taux d’intérêt augmentent et où les pressions du marché se font sentir dans certains secteurs. Vous pouvez consulter votre conseiller fiscal dès maintenant pour vérifier si vous êtes admissible à l’une ou l’autre des exemptions de la RDEIF. Si vous ne pouvez vous prévaloir de l’exemption à cause, par exemple, d’un actionnaire non-résident minoritaire, il est peut-être temps d’envisager un rajustement du nombre de vos actionnaires et prêteurs pour tenir compte des dispositions de ce projet.
En l’absence d’exemption, vous pouvez commencer à préparer un modèle financier pour évaluer l’incidence de l’augmentation du fardeau fiscal sur vos liquidités. Cette charge fiscale supplémentaire pourrait réduire le flux de trésorerie disponible pour les dépenses en capital prévues, la réduction de la dette ou les distributions aux actionnaires et aux investisseurs. Par ailleurs, il peut être opportun de sonder le marché en demandant des prix de vente ou des loyers plus élevés, en fonction de l’utilisation finale des biens immobiliers, pour neutraliser l’impact de ces règles.
Pour ceux qui connaissent bien l’organisation financière de fin d’exercice pour les déclarations de revenus, ces propositions nécessiteront de consacrer plus de temps à la préparation. Il faudra quantifier les intérêts et les dépenses de financement de chaque entreprise du groupe, déterminer les avantages offerts par différents choix et, en fin de compte, évaluer l’intérêt sous-jacent qui sera refusé.
Le reste de l’année 2022 ne sera pas de tout repos, car nous devons récupérer de la pandémie, apprendre à composer avec l’augmentation des taux d’intérêt et, maintenant, suivre cette proposition de RDEIF. Les défis ne manquent certainement pas.